On time ! ft Darell

La mouche l'a piquée comme ça, pour tromper son ennui, suite à une discussion houleuse avec ses amis. Darell doit avouer qu'il ne lit pas beaucoup, bien que certains diront que lire le journal et des articles divers, c'est déjà un pas sur la route de la littérature. La dernière fois qu'il a tenu un vrai bouquin entre ses mains, c'était pendant ses études, il n'a pas tout compris et est persuadé d'avoir fini par réclamer un résumé. Par la suite, peut-être par ennui dans les cabinets, ou lorsqu'il devait dormir chez quelqu'un et que le sommeil n'avait pas envie de frapper à sa porte. Rien de glorieux, son abonnement à la bibliothèque fait joli, la carte vient s'ajouter à celles, nombreuses, dans son portefeuille, sauf qu'il ne consomme pas plus de pages que cela. Il ne se laisse pas porter par les mots, se dit qu'au final, c'est lui qui n'y connait rien et baisse les bras. La poésie ? Pire encore. Après avoir passé la journée sur son chantier, il se dit que une petite virée dans un temple du livre ne lui fera pas de mal, se sentant d'humeur à découvrir un nouvel univers. Voyager, prendre des vacances de sa vie. Il a besoin de déconnecter, ou il va finir par faire des cauchemars de ses fresques, se faire dévorer par ses peintures.  Sa passion devient doucement sa prison, ce sentiment est insupportable.

Il est gêné d'arriver presque à la fermeture mais se force à ne pas s'en formaliser et pousse la porte timidement. Impossible de faire demi-tour, avec le tintement de la clochette, tout le voisinage est au courant qu'il vient d'entrer ! Dare sursaute au bruit et fait un écart. Cette boutique a un charme ancien qui ne lui échappe pas et lui fait oublier son entrée fracassante et le discours habituel de la personne qui s'occupe des lieux. Ça sent bon le livre, cette odeur qui rend fou les amateurs, elle le détend et le rassure. Les ouvrages sont beaux. Un vrai littéraire lui dirait de ne pas se fier à la couverture, sauf qu'il ne peut pas s'empêcher. Il aime les belles choses Dare, il peint de belles choses. Naturellement, un motif à son goût l'attire tel un moustique charmé par la lumière d'un lampadaire. C'est donc vers de belles éditions qu'il s'approche, avec la ferme intention de toucher, prendre en main, comme tout bon client trop curieux. C'est sans compter sur son adresse légendaire.
En prenant l'objet de sa convoitise, il fait tomber un autre livre et quand il se contorsionne pour empêcher l'impact au sol - et corner la tranche - c'est l'étagère qui part avec lui. Le vacarme le fait reculer et il manque de finir sur le coccyx. A partir de ce moment, il commence à paniquer. Dare frotte ses mains sur son pantalon pour essuyer la sueur et se penche pour ramasser les livres. La voix du vendeur et probablement propriétaire fait monter le rouge aux joues et à la pointe des oreilles. Coupable, il fait volte-face et fixe ses pompes. Non. Il ne peut pas affronter son regard. « Je crois que... que je ne connais pas cette personne. » Il secoue la tête, tout benêt.«  Mais je vais ranger ! Je suis vraiment désolé ... Pardon... » Il sait que se mettre à genoux ne sert à rien et se contient. Si c'était son père, il aurait déjà prit une belle gifle.  « Je peux payer si ils sont trop abîmés, c'est ma faute. » Oh... Si seulement il pouvait disparaître, sous terre, sur un autre continent. Mieux, une autre plante, un univers où n'a pas du savon dans les paumes.

Il ne retient pas son petit rire, l'humour apaise sa tension et le rassure sur le propriétaire de la boutique. D'apparence austère, il à l'air d'appartenir  à cette catégories de personnes qui cachent bien leur jeu et qui se révèlent être très aimable. Dare sait qu'il ne devrait pas se fier aux apparences et juger quelqu'un sur son physique - comme les couvertures- mais c'est quelque chose de terriblement humain contre lequel il est difficile de luter. Soit il se méfie à outrance, soit il donne trop facilement sa confiance. Il n'a jamais été doué pour se faire une opinion, et il continue de se faire avoir sans apprendre la leçon. Il persiste à se servir d'un sixième sens qui ne fait pas très bien son travail. Peut-être vraiment appeler ça un sixième sens ? Heureusement que l'autre lui explique la deuxième blague, il allait bêtement demander qui était ce Newton et s'enfoncer. Maintenant, ça lui semble évident, c'est lui le ridicule qui ne saisit pas toujours ce qu'on est en train de lui dire. Les bras le long du corps et bien déterminé à ne plus toucher à rien, Darell le laisse faire avec une pointe de culpabilité. Même si il voulait l'aider, il ne sait pas comment ranger les livres, il vaut mieux qu'il laisse ça à l'homme. Il serait capable de lui rajouter du travail en faisant une bêtise.

Il n'a pas coeur à refuser son conseil, surtout après l'avoir dérangé. Une part de lui a envie de fuir et de ne plus jamais revenir pour sauver son honneur, l'autre lui rappelle qu'il est rentré dans cette boutique en sachant pertinemment que c'est bientôt l'heure de la fermeture. Partir comme un voleur sans avoir rien acheté et après avoir foutu le bazar, c'est un peu culotté. Hors il a été bien éduqué Dare, sa mère a fait de lui un bon garçon, un garçon poli qu'importe sa maladresse. Il n'a pas envie de laisser le souvenir d'un sauvage. Il prend une grande inspiration et accepte. « Oui je veux bien de l'aide. » Il a une petite voix, du fait de sa gêne et d'une timidité naturelle. Demander quelque chose aux vendeurs semble toujours être un effort insurmontable. Il est déjà reparti avec un article qu'il ne voulait pas, trop intimidé pour se défendre. Dans un élan de lucidité, il pense à retirer sa casquette, car même si on est pas la maison du seigneur, on est sous un toit et on ne porte pas de couvre-chef dans une maison. « J'aimerai bien me mettre à lecture mais je sais pas par où commencer. » Tout est à refaire. « Je n'ai pas vraiment lu de livres depuis la fin de mes études. » Ses classiques sont oubliés, autant repartir du début, faire table rase du passé. Il est un pur amateur, pire, un enfant, à qui il faut enseigner les bases. Darell est au moins un élève volontaire, déterminé.  

Dare ne saurait exprimer combien le fait que le libraire ne lui tienne pas rigueur de sa bourde le rassure, on fait difficilement plus anxieux que lui. Souvent, il se compare au lapin prit dans les phares, une voiture lancée à toute berzingue dans sa direction et ce qu'il sait faire de mieux, c'est la fixer avec des grands yeux apeurés, figés par le stress. Pas étonnant qu'il n'ait jamais brillé à l'école, il s'est rapidement tourné vers quelque chose de manuel où on ne lui demande pas de réfléchir de trop. Ce n'est que du bonus de pouvoir en plus s'exprimer à travers une passion qu'il a gardé secrète auprès de toute sa famille. En témoigne ses ongles rongés, il passe ses nerfs sur tout ce qui lui tombe sous la dent, un cimetière de crayon à lui tout seul et quelques cartouches explosés sur la langue. Il n'a pas attendu d'avoir les mains dans la peinture et les produits chimiques pour les torturer. De temps à autres, il se surprend tirer sur les peaux sur le pourtour de son ongle, ou se gratter nerveusement la paume. Il tire sur le tissu de sa casquette pour se détendre et se laisse guider par son nouveau maître. C'est quelque chose qu'il a toujours préféré, au final, plus que les cours barbants assis sur une chaise à regarder la pendule avec passion, en rêvant de pouvoir faire bouger les aiguilles par la pensée. Ecouter l'histoire des gens, leur vécu, leurs conseils et se laisser guider par un professionnel. Il se souvient d'un livre d'enfance qui la marqué, Le Petit Prince bien sur. Il a même pleuré à la fin, il y a quelque chose de profondément mélancolique dans cette histoire. L'attrape-Coeur quand il était étudiant, qui l'a bouleversé au plus profond de lui même, dans un tout autre registre, mais ce sont des choses qu'il connait déjà. « Il y avait peu de livre chez moi. Ma mère avait cette exemplaire de l'Alchimiste dont toutes les pages ou presque étaient cornées. Je crois que j'avais peur d'y toucher, comme si c'était son trésor. » Il ne voulait pas d'une gifle pour avoir osé mettre la main sur son livre favori. Le connaissant, il aurait bien été capable de renverser son café dessus. Est-ce qu'un livre peut être un trésor ? Tous les mordus de littérature l'ont bien bassiné avec ça, que si quelqu'un d'autre qu'eux touchait à leur bouquin, il pourrait au besoin servir de projectile. Quand on voit certaines briques, Dare se dit que ne pas se méfier des lecteurs assidus est une grave erreur. Ils peuvent t'assassiner avec leurs sages paroles et t'achever avec leur source d'inspiration. « J'ai bien essayé de lire le Trône de Fer comme beaucoup, mais c'est pas ma tasse de thé. J'aime bien quand ça finit bien pour tout le monde. Et... je suis un grand romantique. » Qu'il dit en rougissant, avec la honte d'un gamin. Cette fois-ci, rien à voir avec sa maladresse, c'est sa pudeur qui prend le relai. Il ne parle pas difficilement de tout ça, au contraire, mais on lui fait souvent s'avoir qu'un garçon ne devrait pas forcément s'étendre sur ses états d'âmes. Au final, qu'importe que ce soit cliché, ils ont réussi à lui rentrer l'idée dans la tête.