Jamais sur lui. C'était quasiment une devise que Simon pouvait faire graver sur sa pierre tombale. Où était son téléphone ? Jamais sur lui ! Il s'en servait si peu, qu'il le posait n'importe où, l'oubliait et ensuite courait quand il l'entendait sonner en s'exaspérant " Mais où est cet engin du diable, crénom !" Jamais sur lui. A vrai dire, il ne comprenait pas ces jeunes qui vivaient, vissés à leur écran, répondant à peine, ne regardant plus leurs interlocuteurs dans les yeux avec un m'enfoutisme qui rendait Simon chèvre. Il avait prévenu Miss Adair, sa jeune recrue : hors de question que cet appareil téléphonique soit constamment dans sa main lorsqu'elle travaillait.
Bref, le fait est que son téléphone avait sonné, que Simon avait tourné comme un derviche dans sa boutique jusqu'à identifier l'origine de la sonnerie : dans la réserve. Il était arrivé à temps pour décrocher, hélas. Son frère, William. Oh, bien sûr, Simon était content d'entendre son frère qui lui téléphonait entre deux réunions et lui donner des nouvelles de la famille. Et qui lui annonçait, tout sourire que Barbara et lui se prenaient une semaine de vacances en amoureux à Venise. Fabuleux. Quelle bonne idée. Endroit parfait pour fêter leur quinze ans de mariage. Quinze ans, putain. Simon avait félicité, William avait ensuite vite écourté. A bientôt frangin. Simon avait posé l'appareil, en le regardant avec des yeux plein de reproches, se souvenant enfin pourquoi il n'avait jamais son téléphone sur lui : pour ne pas entendre des trucs pareils.
William avec son bonheur innocent qui lui rappelait tout ce que Simon n'avait pas : une femme, un foyer et une famille à lui. Le libraire n'en voulait même pas à son frère. Il n'en voulait à personne d'ailleurs. La faute à qui si la vie pouvait être dure comme du silex taillé en pointe ? A personne...
Mieux valait laisser le portable, là où il était, ça allait bien pour cette soirée... Simon posa un instant son front sur le chambranle de la porte et ferma les yeux. Immanquablement, l'image de Barbara, en robe de mariée, tout sourire, vint à son esprit. Et qui croyez vous qui était le garçon d'honneur de Will, le fier marié ? Oui, je vous le donne en mille. Qui avait fait un superbe discours sur la force de l'amour authentique qui n'exigeait rien en retour en citant Shakespeare...
Ni mes propres craintes, ni l'âme prophétique du vaste univers qui rêve aux choses à venir, ne peuvent assigner une durée à mon fidèle amour...L'inspiration n'avait pas été difficile à trouver ceci dit. Allez, bonnes vacances, mon frère !
Il inspira et se composa un visage amène. La journée n'était pas tout à fait finie. On se reprend, Simon. Un client peut venir et Miss Adair est encore novice.
Il revint donc dans la boutique. Il n'avait vu ni le livre incriminé, ni entendu la discussion entre Fiona et le client. Par contre, il fut sincèrement surpris quand elle agita une bouteille de whisky sous son nez en proposant d'en boire. Simon fronça les sourcils.
"Tsss, Miss Adair ! On ne secoue pas ce breuvage des dieux comme si c'était du vulgaire soda ! Vos ancêtres écossais doivent se retourner dans leur tombe !"Il jeta un regard dehors : personne dans la rue. Pas un chat. Il fit une moue, hésitant, puis repensa à son frère et Barbara marchant main dans la main sur la place Saint Marc.
"Juste un verre, et uniquement pour fêter votre arrivée ici. Que cela ne devienne pas une habitude ! Attendez, je vais fermer la porte. Je ne tiens qu'on me surprenne à boire avec mon employée."Un tout de clef, et le store tiré. Voilà quand même. Il lui sourit et alla chercher deux
verres à whisky dans son appartement. Des verres anciens, délicats et vintage. Simon fit un geste pour que Fiona lui donne la bouteille. On ne laissait pas une femme user ses doigts graciles sur le goulot d'une bouteille quelle qu'elle fut. Simon avec précaution l'ouvrit, renifla et eut l'air agréablement surpris, puis versa une rasade dans chaque verre, et en tendit un à sa nouvelle employée.
"Soyez officiellement la bienvenue, Miss Adair. Que notre collaboration soit longue et fructueuse...C'est bien la formule appropriée, n'est-ce pas ? Quoique, je préfère largement que vous réussissiez brillamment vos études et que vous n'ayez plus besoin de ce travail d'appoint. D'ailleurs, comment avez vous trouvé cette première journée ?"Non, Simon ne réalisait pas qu'il devait paraître un véritable dinosaure aux yeux de Fiona et qu'ensuite, son amabilité n'allait pas jusqu'à ses yeux, qui restaient éteints par la nostalgie de ce qui n'avait jamais été.