en apesanteur (simon)

Fini l’entraînement pour aujourd’hui. Les pieds qui ont déjà bien assez souffert pour la journée, les pointes ensanglantées rangées dans leur casier, les muscles endoloris enfin étirés, la voilà prête à quitter le studio. La mine renfrognée, les cheveux toujours haut sur la tête en un chignon parfait, elle n’est pas contente de sa session, loin de là. Les positions pas tout à fait parfaite, les pirouettes loin d’être aussi précises qu’à son habitude. A croire qu’elle avait la tête ailleurs… Elle a beau essayer de se vider la tête, elle ne peut pas s’empêcher de se dire que plus le temps passe, plus ses rêves du Bolchoï s’éloignent d’elle de façon irrévocable. Elle aimerait encore y croire, se dire que tout est encore possible, que rien n’est perdu. Mais les années s’accumulent, et loin d’être dupe, elle sent bien qu’elle commence à s’approcher de l’âge limite, encore si jeune, et pourtant déjà trop vieille pour ses ambitions. Elle secoue la tête, chasse ces idées noires dans un coin de son cerveau, loin, très loin de la partie consciente. Parce qu’elle n’est pas prête à enterrer ce qui l’a toujours poussée vers l’avant, jusqu’à présent, qu’elle n’est pas prête à se poser la question fatidique du et après ?... Incapable de réfléchir à ce qu’elle pourrait faire de sa vie en dehors de la danse, parce que son existence entière ne tourne qu’autour de ça. Comme si on lui enlevait une partie de son être. L’oxygène qui lui manque rien que d’y penser. Une session shopping s’impose pour endiguer la vague d’angoisse qui commence à la submerger. Sac de danse encore accroché à l’épaule, elle ne prend même pas la peine de faire un détour par chez elle pour y déposer ses affaires, se contente de filer vers le centre commercial, sans but précis. Aucune idée de ce qu’elle va y chercher, tant que les vitrines lui offrent la distraction tant désirée. Elle arrive enfin devant les portes coulissantes, sent déjà ses questions existentielles s’évaporer instantanément. Elle en commencerait presque à se détendre, alors qu’elle parcourt les allées, laisse ses yeux se perdre librement sur les dernières collections, les différentes robes et autre vestes pour l’automne qui arrive plus vite qu’elle ne le voudrait. Sileas se dirige vers l’ascenseur, direction l’un de ses magasins préférés au troisième étage, où elle sera sûre de trouver son bonheur. Et elle est ravie de s’y retrouver seule, loin d’être une adepte des foules dans un espace aussi clos. Elle croise les doigts dans son dos, espère rester seule le temps de l’ascension, mais le sort en décide autrement, s’arrête au premier étage, et semble s’acharner contre elle lorsque les portes s’ouvrent sur le vieux libraire qui sert d’ami à sa soeur. Les yeux qui se lève vers le ciel pour le maudire alors qu’elle se tasse dans un coin, ne prend même pas la peine de le saluer alors qu’elle s’impatiente de voir la cabine arriver à destination. Sauf que vraiment, le destin en a décidé autrement. Vibrations anormale alors que l’engin s’arrête au milieu de sa course, la bloquant avec ce type qu’elle ne supporte pas. Sileas qui lâche un soupir, les bras qui viennent se croiser contre la poitrine alors que le pied tambourine d’impatience. “C’est pas vrai… on va rester longtemps comme ça ?” Murmure plus pour elle-même que pour son compagnon de fortune, elle essaie de prendre son mal en patience comme elle peut.

Faire des courses. Ce qui s'approche le plus du purgatoire pour Simon. L'enfer serait un éternel et interminable dîner avec ses parents... A chacun ses monstres cachés dans le placard, après tout... Bref, pour le moment l'expiation des péchés véniels au centre commercial. Lumières crues, musiques contemporaines sans queue ni tête, rires vulgaires et parfums bon marché. Le truc qui vous donne envie de signer un bail à vie dans la bibliothèque du Vatican. Oui, même pour un anglican modéré comme Simon.
Direction l'ascenseur car au moins, si on y croise ses semblables, cela dure moins. Les portes qui s'ouvrent...Sur Sileas Clyde. Décidément, quand le diable s'y met... La sœur aînée de Jamesina. Aussi différente de la gironde rousse que le lait et le vin. Simon ne l'apprécie pas, rien à faire. Trop arrogante, trop sûre d'elle, trop princesse au petit pois. Et bien que Sina ne l'exprime pas aussi clairement, il sait qu'il y en a que pour Sileas, la divine danseuse pour sa mère. Et que Sileas ne fait rien pour aider Jamesina... Jamesina que Simon aime comme un père, qu'il pousse dans la vie comme il peut, se réjouissant de ses succès littéraires. Alors, évidemment, qu'on puisse lui faire du mal, le hérisse.

"Bonjour Miss Clyde"

Le ton est courtois, certes mais froid comme l'arctique. De toute façon, elle ne lui répond pas, cette mijaurée ! Pas étonnant ! Elle est vraiment pourrie gâtée, et sans éducation ! Simon hausse les épaules et lui tourne le dos, le regard fixé sur les portes qui se sont refermées. L'ascenseur qui se met en route. Ce n'est qu'une question de seconde, n'est-ce pas ? Dans peu de temps, les portes s'ouvriront, et il pourra sortir. Sauf que...Sauf que le diable est particulièrement en forme aujourd'hui. Un brusque arrêt net qui manque de le faire cogner contre la paroi à sa gauche, puis plus rien. L'immobilité. Et déjà les plaintes. Simon se retient de lever les yeux au ciel.

"Je n'en sais fichtre rien. Cela vient juste d'arriver. A moins que vous n'ayez quelques utiles connaissances en mécanique, il vous faudra patienter, je le crains."

Le ton est à peine ironique. Mais c'est si poli qu'il est difficile de s'en rendre compte.
Simon regarde le plafond comme si une aide divine allait surgir, stupidement, avant de jeter un oeil sur le panneau. Et il appuie, magistral sur le bouton de la sonnette d'alarme avec l'air satisfait de celui qui fait son devoir. Aucun bruit. Il appuie à nouveau. Toujours rien.  Aucune alarme ne se met en marche. La seule chose qu'on entend est cette musique propre au centres commerciaux.